Kairos Session #4
Kairos (καιρός) : le temps du moment opportun. Il qualifie un intervalle, ou une durée précise, importante, voire décisive.
Ateliers du Dahu, Nantes
Laurène Pierre-Magnani - Chant, textes
Raphaël Herlem - Sax Baryton, effets
Serge Rozumek - Sax Alto, soprano
Alexis Oger - Basse
Sven Michel - Batterie, percussions, trombone
Julien Ouvrard - Batterie, percussions
Invitée: Irina Leach, claviers
Hier soir, j'ai pris une claque musicale monumentale, avec ce que je n'hésite pas à qualifier de meilleur concert auquel j'ai assisté depuis bien longtemps. Les Kairos Sessions sont organisées par un collectif de musiciens, principalement jazzeux mais néanmoins ouverts sur plein d'autres choses (ça s'entend, croyez moi). Le principe de ces sessions est à la fois simple et atypique: le groupe joue en cercle, en se regardant les uns les autres, le public autour d'eux. Ils n'ont rien répété, rien préparé sinon individuellement. Ils ont certes l'habitude de jouer ensemble, et ils ont également un bagage musical conséquent. Néanmoins, quand ils se lancent, c'est sans filet.
Et le miracle musical émerge, comme Aphrodite de son coquillage. A tous les coups. Le cerveau peine à comprendre comment c'est possible, comment ça s'est fait. A. Tous. Les. Coups.
Ça commence souvent doucement, par une pulsation rythmique qui ne vient parfois d'ailleurs que des percussions. Un musicien impulse, les autres suivent, ou non. Parfois, une pulsation concurrente émerge. Mais au bout d'un moment, chacun commence à suivre, à s'aligner sur cette brique primordiale et à construire dessus. Lignes mélodiques, renforcement rythmique, contrepoints, polyrythmie, tout ça émerge de cet apparent magma pour culminer dans un ensemble indéniable
Je sais, tout ça sonne grandiloquent, mais sans rire il y avait quelque chose de mystique dans ce concert. Depuis quelques temps, la plupart des concerts auxquels j'assiste me plaisent, sans forcément me transporter. Bien sûr, je ne suis pas assez naïf pour imaginer que tous les concerts que j'entends en live vont me transporter, mais disons que je n'y trouve plus trop mon compte. Là, d'assister à cet improbable acte de création spontanée, de vivre un moment par définition éphémère (les musiciens seraient bien incapables de rejouer quoi que ce soit de ce qu'ils ont joué hier soir), ça m'a vraiment retourné.
Le premier morceau (si on peut l'appeler comme ça) a duré 1h20. Je n'ai pas vu le temps passer. Il y a eu des moments incroyablement puissants, entrainants même, plusieurs spectateurs plus jeunes que moi (de plus d'une génération) sautaient comme sur les meilleurs dancefloors. Il y a eu des moments de chaos total, des transitions à la limite de l'inaudible où chacun apporte sa contribution et on attend, avec une impatience poussée par le volume sonore intense, qu'un fil émerge sur lesquels le prochain mouvement va s'agréger, et faciliter une direction. Il y a eu des moments de poésie sombre portés par les textes très dérangeants lus, déclamés ou chantés par Laurène Pierre Magnani. Il y a eu des moments de calme méditatifs. Il y a eu du silence et des applaudissements surpris et enchantés.
J'étais, et de loin, le plus vieux dans la salle. Ça m'a surpris. Quand je vais voir des concerts de jazz, je suis en général au milieu d'une mer de cheveux blancs, mâles pour la plupart, et je suis plutôt parmi les plus jeunes (même si avec ma barbouze blanche, ça ne se voit pas). Là, le public était autant masculin que féminin, et pour l'essentiel oscillait à vue d'oeil entre 30 et 40 ans. Ça dansait pas mal, ça réagissait aux flux et reflux de la musique, à l'émergence de nouveaux thèmes. Bref, comme moi, le reste des spectateurs faisait l'expérience viscérale d'une création dans l'instant. Dans l'instant juste. Pas trop tôt, ni trop tard. Doisneau, en photo, appelait ça l'instant décisif, ce collectif appelle ça Kairos.
Vous vous dites peut-être que c'est du jazz, que ça a l'air barré, et que du coup c'est pas trop pour vous. Je pense que vous vous tromperiez. Paradoxalement, ça me semble plus accessible que la programmation du Pannonica (pour prendre un exemple de ce qui souvent m'effraie moi même). Ce jazz là, pour musicalement intéressant qu'il soit, est à la fois pétri d'une tradition, avec ses codes et son vocabulaire, et s'écoute religieusement. Ici, il n'y a aucun code puisque rien n'est prévu d'avance, et le lieu et les musiciens n'attendent pas une écoute religieuse mais plutôt vous englobent dans la performance collective. Ce que vous venez faire à une Kairos Session c'est participer d'une énergie, assister à une création collective de l'instant qui ne demande aucun bagage à l'auditeur, juste une écoute ouverte.
Les Kairos Sessions ont lieu de temps en temps sur Nantes, et je regrette d'avoir raté les trois premières. J'ai bien l'intention de ne plus en rater aucune à partir de maintenant. Raphaël a annoncé une probable session au Pannonica en Juin, ça devrait être épique, mais j'espère bien qu'il y en aura une ou deux avant ça.
Bref, je suis encore sur mon petit nuage. J'ai essayé de capturer des moments frappants, des expressions, des regards, sur l'album photo que je partage ici. C'est insignifiant au regard de ce qu'était l'expérience en vrai, mais si ça vous donne envie d'aller vous y frotter, alors ce sera un excellent résultat. Je serais très heureux de vous croiser aux prochaines sessions.

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